XIXème Rencontre de Martel : compte-rendu

CONFÉRENCE DONNÉE À MARTEL LE 12 AVRIL 2014

PAR FRÉDÉRIC VIALE

MEMBRE DU CONSEIL SCIENTIFIQUE D’ATTAC

ORGANISÉE PAR ATTAC SOUILLAC ET LA LDH MARTEL-HAUT QUERCY

Introduction de Marc Foltz

« Quelque chose doit remplacer les gouvernements et le pouvoir privé me semble l’entité adéquate pour le faire. »

David Rockefeller           Newsweek, février 99.

Voici le moyen trouvé pour aboutir à l’objectif du Grand Marché Transatlantique pour le Commerce et l’Investissement. L’objectif est d’éliminer «  les obstacles réglementaires inutiles au commerce ».

Il est urgent de s’inquiéter car les autorités françaises ont déclaré devant Obama que la France souhaitait sa ratification  « le plus vite possible ».

Ce qui est en train de se négocier dans le plus grand secret est inimaginable. Les conséquences en seraient incroyables : une multinationale pourrait traîner en justice un gouvernement dont les décisions auraient pour résultat de diminuer ses profits. Ce n’est pas tout, la multinationale pourrait obtenir une très, très généreuse compensation pour la dédommager d’un manque à gagner résultant d’un droit du travail trop avantageux pour les travailleurs ou d’un manque à gagner résultant d’une législation environnementale trop contraignante.

Existe-t-il un exemple ? Nous sommes très sensibilisés dans la région de Martel par le problème de l’exploitation des gaz de schiste. Je vais donc prendre un exemple dans ce domaine. Le pétrolier texan Schuepbach, furieux que ses permis de forer soient devenus caducs du fait de la loi de juillet 2011 interdisant la fracturation hydraulique pour extraire le gaz de schiste, a attaqué la loi en justice. En octobre dernier, le Conseil Constitutionnel l’a éconduit.

Si le traité était ratifié, le Conseil Constitutionnel et les tribunaux français n’auront plus rien à dire ! C’est le CIRDI, tribunal siégeant à Washington et dépendant de la Banque mondiale, qui tranchera.

Plusieurs pays regrettent amèrement d’avoir signé un tel traité de libre-échange, traité qui permet aux firmes privées d’attaquer les pouvoirs publics, le droit privé primant sur le droit national.

Un exemple (cité récemment dans le Canard Enchaîné) : l’Uruguay a un président qui est ancien cancérologue donc très sensibilisé aux méfaits du tabac. Une vigoureuse campagne anti-tabac a fait diminuer la consommation de 44%. Philip Morris, estimant que ses droits sont bafoués, réclame 2 milliards de dollars. Jugement l’année prochaine.

Là, on peut signaler que le Canada a été attaqué 30 fois par des sociétés américaines (le plus souvent pour contester des mesures destinée à protéger la santé ou l’environnement). Combien de fois le Canada a t’il perdu le procès ? 30 fois.

En fait, ceci est déjà une vieille histoire, mais beaucoup l’ont oubliée. Une tentative pour libérer de toute entrave l’action des multinationales avait déjà été menée lors du  projet d’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI) négocié secrètement entre 1995 et 1997 par les vingt-neuf Etats membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (1).

Révélée en catastrophe in extremis, notamment par Le Monde Diplomatique, la copie souleva une vague de protestations sans précédent, obligeant à ranger le traité dans un tiroir, qui pourtant n’était pas une oubliette : quinze ans plus tard, le voilà qui fait son grand retour sous un nouvel habillage.

Compte-rendu de la conférence

Comme à l’accoutumée, ce compte-rendu (rédigé par jcb) est subjectif.

L’Union Européenne (UE) est actuellement en négociation sur deux traités, le TAFTA (TransAtlantic Free Trade Agreement : traité de libre échange transatlantique) avec les Etats-Unis et un traité similaire avec le Canada.

Ces traités concernent donc le commerce, qui est déjà massif entre les deux continents, et les conditions de ce commerce : les droits de douane évidemment, mais aussi les conditions de commercialisation (qui la fait ? , que deviennent les bénéfices ? , etc). Il y a en fait beaucoup de tels traités bi- et multi-latéraux mais il s’agit ici de traités de la troisième génération.

Première génération, entre 1947 et 1995 : il s’agissait essentiellement de droit de douane à l’intérieur du monde capitaliste, dans le cadre du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade =  Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce)

Les années 80 ont vu les arrivées au pouvoir de Margaret Thatcher (mai 79) et Ronald Reagan (janvier 81) et la chute de l’URSS amorcée en 89. Ce qui permettait d’envisager de ne plus rester aux portes des États, sur les barrières douanières.

En 1994, à la suite de l’échec de l’Uruguay Round[1] est créée l’OMC, qui constitue un saut qualitatif par rapport au GATT. Ce qui est visé maintenant, deuxième génération, ce sont « les barrières derrière les barrières » : il faut intervenir sur les règlements « intérieurs » des États, et, dans la foulée, instituer une concurrence généralisée (et impitoyable) entre les différents acteurs économiques, et éliminer toutes les distorsions du marché (on bannit les subventions, on revient sur les normes sanitaires, environnementales, etc quand celles-ci apparaissent comme des obstacles « inutiles » au commerce).

Mais qui juge du caractère « inutile », ou « non nécessaire », de certaines dispositions en usage dans les États ? Et c’est là une grande innovation[2] de l’OMC : l’Organe de Règlement des Différends (ORD), avec ses principes « libéraux », comme le principe d’équivalence. Par exemple, le bœuf : pour l’OMC, il n’y a aucune différence[3] entre le bœuf traité aux hormones de croissance fabriqué en Amérique du Nord et le bœuf, sinon du Charolais, au moins élevé selon les normes[4] européennes. Le refus des Européens d’importer le bœuf américain n’est donc pas justifié, c’est une mesure discriminatoire : l’ORD, sur plaintes des USA et du Canada, condamne l’Europe pour discrimination, et autorise les USA et le Canada à imposer des droits de douane sur une soixantaine [5] de produits européens.

En fait, dans les années 2000, les affaires de l’OMC ne marchent pas comme espéré et ceux qui visaient d’ordonnancer le commerce en leur sens à l’échelle mondiale ont dû reconnaître que les résultats n’étaient pas satisfaisants : problèmes sur l’agriculture, problèmes liés à la disparité des niveaux de richesse et de développement entre le Nord et le Sud, etc. Il est alors décidé de se recentrer dans un premier temps sur les économies du Nord, en en profitant pour dépasser les premiers préceptes de l’organisation, en particulier en introduisant la possibilité de traiter les différends, non plus seulement entre États, mais aussi entre investisseurs[6] et États ! Ce qui est envisagé dans les négociations UE – Canada depuis 4 ans et UE – USA depuis bientôt un an : c’est la troisième génération.

Les principes de l’ORD[7] sont évidemment maintenus, en particulier la curieuse composition des ces « cours arbitrales ».

Frédéric Viale rappelle alors quelques cas exemplaires de leurs décisions. Les affres de l’Argentine essayant de sortir de la crise de 1998-2002 (largement due au FMI). Les attaques de Philip Morris contre les lois visant à réduire le tabagisme en Uruguay et (même) en Australie. Les attaques du foreur Lone Pine contre le moratoire décidé au Québec contre le gaz de schiste. Les problèmes de la Slovaquie dans sa gestion de la santé, ils voulaient la renationaliser, rendez vous compte ! Les objections de la multinationale Vattenfall contre la politique énergétique de l’Allemagne.

Dans tous ces cas, les intérêts privés cherchent à imposer leurs « lois » aux puissances publiques. Par l’imposition d’amendes, ou de « compensations ». Bien souvent, la puissance publique abdique devant les sommes demandées, par exemple en Allemagne sur des normes anti-pollution qu’elle espérait voir appliquer à ses centrales électriques au charbon. Un autre point intéressant : le coût d’une procédure est typiquement de 5 à 8 millions d’euros, une broutille pour un « investisseur » sérieux, un élément dissuasif pour les petits plaignants.

D’autres dispositifs complètent le tableau :

o      le mécanisme d’alerte précoce

Si une collectivité (état,.., commune) envisage de mettre en œuvre un nouveau concept, produit, etc, elle doit en informer les firmes potentiellement concernées pour leur demander leur accord, et agir en conséquence. Ainsi le traité prévoit la protection des investisseurs dans le présent, mais aussi dans l’avenir.

o      La reconnaissance mutuelle des normes

Une disposition adoptée dans un pays doit être acceptée par tous les autres signataires du traité. Le bœuf aux hormones et autres produits agricoles comme les OGM rejetés en Europe, la fracturation hydraulique, etc, nous seront imposés et en plus il faudra payer pour avoir frileusement voulu appliquer le principe de précaution, concept inconnu de l’autre côté de l’Atlantique.

Mais ce n’est pas perdu, nous pouvons avoir la peau de ces deux traités !

D’une part ce n’est pas trop tard, même si Obama et Hollande se montrent pressés de conclure. Les domaines visés par ces traités sont si larges que les négociations sont nécessairement longues. Par exemple sur des sujets comme les lois bancaires qui sont pour les Américains du Nord beaucoup trop laxistes en Europe.

D’autre part la mobilisation contre le TAFTA monte en puissance. En France avec le collectif « Stop TAFTA ! » qui regroupe de nombreuses associations citoyennes et environnementales et des partis politiques, voir annexe. En Europe, surtout en Allemagne et en Belgique, des voix s’élèvent. De l’autre côté de l’Atlantique également, le grand syndicat AFL-CIO, des associations comme Public Citizen et de nombreux citoyens dénoncent tout ou partie du traité.

Nous pouvons aussi nous rappeler le sort fait à l’AMI[8], ancêtre du TAFTA.

Les prochaines élections européennes devraient donner l’occasion de populariser le traité et les candidats devraient être interrogés sur le sujet. Les collectivités locales devraient également prendre position, en particulier en se déclarant hors TAFTA, comme (au 20/4/2014) les régions Île de France, Paca, Limousin et Auvergne, des départements (93, 81) et de multiples villes.

En tous cas, des actions citoyennes pour informer population et élus sur le TAFTA vont dans le bon sens.

En bref, quelques-unes des questions posées par l’assistance

o      Quid de l’Amérique du Sud. Elle a un comportement exemplaire, en particulier dans la création de l’ALBA (Alliance Bolivarienne pour les peuples de notre Amérique) qui échappe au grand voisin du nord. Les signataires sont Antigua-et-Barbuda, la Bolivie, Cuba, la Dominique, l’Équateur, le Nicaragua, Saint-Vincent-et-les Grenadines et le Venezuela. À noter que le Chili et le Pérou sont par contre impliqués dans les négociations du Traité TransPacifique (TPP), avec le grand voisin du Nord. C’est plus compliqué pour les « gros », Brésil et Argentine.

o      Le TPP ? En cours de négociation ardue, achoppant en particulier sur les problèmes de souveraineté alimentaire. Grosse disparité entre les 12 nations impliquées (des USA au Vietnam). Obama cherche à précipiter le processus (avec la procédure d’urgence le fast track).

o      Le Cirdi ? Centre International pour le règlement des différends relatifs aux Investissements, ou ICSID (International Centre for Settlement of Investment Disputes). Créé en 1966, siège à Washington, il dépend de la Banque Mondiale. L’arbitrage est rendu avec le concours de trois arbitres (l’un étant désigné par l’État, l’autre par l’investisseur et le troisième par la Banque), et la décision est sans appel. Il n’y a pas d’audience publique.(Attac)

o      CES ? (Conférence Européenne des Syndicats) Ses positions sur le TAFTA sont « molles ». L’AFL-CIO doit les remuer.

o      Les patrons, contents ? Oh oui ! Ce traité est ardemment souhaité. Le libre-échange (le vrai, au sens de l’OMS) va sauver le monde, créer des emplois, faire sortir de la crise. Une étude (sérieuse) a montré qu’en 2027 (je répète 2027), ce traité aura entraîné une croissance du PIB (global ?) de 0,5 % (soit un plus de 504 € par foyer cette année-là et 500 000 emplois). Pour les patrons, le cycle vertueux

bénéfice → investissement → emploi

sera restauré (sans précision sur la partition investissement-dividende). Les lobbies sont totalement impliqués dans la négociation. D’ailleurs le mandat donné au négociateur européen Karel de Gucht est un copié-collé de demandes de BusinessEurope, le Medef à l’échelle européenne et des lobbies.

o      Quel avenir pour la politique et pour l’idée européenne ? Il est vrai que ce n’est pas brillant. De par la Constitution, les politiques délèguent déjà beaucoup de pouvoir à la Commission, laquelle, en passant, n’est pas élue démocratiquement. Et, par ce traité, ils se départissent d’autres de leurs pouvoirs au profit des « investisseurs ». De plus, l’Europe apparaît souvent, en particulier depuis 2008, comme un méchant gendarme armé de la troïka (BCE, Commission Européenne et FMI). Mais les batailles qui s’annoncent contre les traités maudits peuvent être l’occasion de revoir tout cela et, peut-être, de réenchanter l’idée européenne et, pourquoi pas, le politique. À noter également l’évolution des politiques sur l’ORD, en particulier en Allemagne :  ses tribunaux « normaux » de commerce ou administratifs valent bien toutes les « cours d’arbitrage ».

o      L’audiovisuel ? (cinéma et télévision) : en principe exclus de la négociation du TAFTA. Mais pas de celle du traité UE-Canada. Donc s’attendre à des contournements. Mais ce secteur est très sensible en Europe, se rappeler la mobilisation des cinéastes contre l’AMI.

Annexe : les organisations participant à Stop TAFTA ! (au 21/4/14)

Accueil paysan, Agir pour l’environnement, Aitec-Ipam, Les Alternatifs, Amis de la confédération paysanne, Amis de la Terre, Attac, CADTM France, CGT, Cedetim, Colibris, Collectif citoyen les engraineurs, Collectif des associations citoyennes, Collectif Roosevelt, Confédération paysanne, Convergence citoyenne pour la transition énergétique, Convergences et alternative, Copernic, Économistes atterrés, Écologie sans frontières, Ensemble, Europe écologie les verts, Faucheurs volontaires, Fédération Nationale Accueil Paysan, Fédération pour une alternative sociale et écologique, Fondation sciences citoyennes, France Amérique Latine, FSU, GAïA SOS planète en danger, Gauche anticapitaliste, Gauche unitaire, Générations futures, Golias, Jeunes écologistes, Mouvement de la paix, Mouvement des objecteurs de croissance, MPEP, Nouvelle Donne, NPA, la Nouvelle école écologiste, Objectif transition, OGM Dangers, Parti de gauche, Parti pour la décroissance, PCF, Réseau action climat, Réelle démocratie maintenant (Indigné-e-s), Réseau d’éducation populaire, Réseau environnement santé, Réseau semences paysannes, collectif Semons la biodiversité, Solidaires national, Solidaires douanes, Syndicat national des arts vivants, UFISC, Utopia


[1] une négociation tous azimuts : de 1986 à 1994, 123 pays, tout est traité, de la brosse à dents au yacht. Trop gros à maîtriser.

[2] en fait en germe déjà dans le GATT

[3] je me demande quand même si vraiment ils y croient.

[4] Qui ne sont pas terribles : voir les étables à mille, dix mille vaches.

[5] dont le roquefort, les truffes, les échalotes,…le pain grillé ! De longues tractations ont suivi sur le sujet, demandez à Google !

[6] c’est finalement plus simple : on n’est jamais mieux servi que par soi-même. C’est là la troisième génération des traités commerciaux entre États : les investisseurs sont en première ligne !

[7] article 23 du mandat de la Commission : « l’accord devrait viser à inclure un mécanisme de règlement des différends investisseur-État efficace et à la pointe, assurant la transparence, l’indépendance des arbitres et la prévisibilité de l’accord, y compris à travers la possibilité d’interprétation contraignante de l’accord par les Parties. » Ce texte est vraiment un sommet, je n’ose écrire de quoi ! Il faut être « efficace », « à la pointe » (dans une autre traduction de « state-of-the-art » « des plus modernes » ! ), on parle de « transparence » pour des jugements délivrés en secret, on parle de juges « indépendants » alors qu’ils sont choisis dans un « panel » sélectionné par la Banque Mondiale, sans références à une quelconque juridiction d’État, non assujettis à un contrôle des conflits d’intérêts, des mercenaires ! Quant à la « prévisibilité », que signifie ce mot en langage OMC ? Ils sont tous cas censés ne statuer qu’en fonction de la lettre des traités (Y aurait-il d’autres critères ?).

[8] Accord Multilatéral sur l’Investissement, abandonné en 1998 après 3 ans de négociations, après le retrait de Lionel Jospin.

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