Introduction :
« Tout notre système de santé est à bout de souffle ». C’est le ministre de la santé , François Braun, qui le disait en juillet 2022.
Remonter aux racines de la crise est le but de l’article du Monde signé Véronique Chocron ,le 13 août 2022, dans lequel la journaliste interroge d’anciens ministres de la santé à savoir :
Jean-François Mattei (2002-2004), Xavier Bertrand (2005-2007 puis 2010-2012), Philippe Bas (2007 puis ministre délégué à la Sécu de 2005 à 2007), Roselyne Bachelot (2007-2010), Marisol Touraine (2012-2017), Agnès Buzyn (2017-2020). Tout ce petit monde à une idée sur ce qu’il aurait fallu faire … mais qui n’a pas été fait.
Développement :
A- Les causes
Elles sont essentiellement au nombre de 6
1- le numérus clausus (ou la chute du nombre de médecins)
En 1970, les autorités dites compétentes estiment que la France risque d’avoir trop de médecins.
Donc, et sans réelle évaluation des besoins futurs en santé, ces technocrates mettent en place ,en 1971, le numérus clausus pour limiter le nombre d’étudiants admis en 2ième année de médecine.
La logique du raisonnement est la suivante : plus il y a de médecins, plus il y a de prescriptions, plus le déficit de la Sécu se creuse. CQFD … Le monde médical libéral approuve cette démarche, d’après le raisonnement suivant : moins de praticiens, moins de concurrence, plus de revenus !
C’est Jack Ralite , ministre communiste de François Mitterrand, qui, en l’espace de 2 ans (de 1981 à 1983) a abaissé le numérus clausus de 30% et mis en place la dotation globale de financement. Ce numérus clausus est arrêté chaque année conjointement par le ministre des affaires sociales et de la santé et le ministre de l’enseignement supérieur.
Conséquence de cette politique : c’est l’effondrement du nombre de médecins formés, une diminution de près de 60% au milieu des années 90. Le numérus clausus est desserré de façon progressive au début des années 2000 : de 3000 places en 2000, on passe à 10 000 en 2018. Encore insuffisant. Le nombre de médecins chute tandis que la population vieillit et que les maladies chroniques explosent. De plus, le monde de la santé se féminise et les jeunes générations veulent avoir des horaires décents. Trop souvent, le ministère de la santé prend en compte le nombre de médecins et non le temps médical disponible, ce qui est très différent.
Nous recrutons des soignants étrangers mais l’OMS affirme qu’il en manquait 18 millions en 2020 et qu’il en manquera 30 millions en 2030.
2- la fin de l’obligation de gardes (ou la victoire des médecins de ville)
En 2002, Jean-François Mattéi constate que les urgences sont déjà « à la peine ». Pourquoi ? Parce que de plus en plus de généralités libéraux ne voulaient plus assurer les gardes, le soir et le week-end. Mattéi accepte, « moyennant des conditions » : assurer la permanence des soins avec des volontaires. Une concertation entre les syndicats médicaux, l’ordre des médecins et les associations des médecins d’urgence est mise en place pour établir un tableau de garde. Mais, très vite, on constate qu’il est très difficile d’obtenir que les médecins libéraux fassent des gardes ; dès lors , les patients vont directement aux urgences ou, quand elles existent, dans les rares maisons médicales de garde. Et on se demande pourquoi les urgences sont toujours saturées …
3- la liberté d’installation ( ou l’essor des déserts médicaux)
Le deuxième point d’achoppement entre le gouvernement et les médecins libéraux est la liberté d’installation. Depuis longtemps, les médecins s’installent en bord de mer et dans les villes ensoleillées, alors que les campagnes et les banlieues deviennent des déserts médicaux.
Pour régler ce problème, en 2007, Roselyne Bachelot propose le conventionnement sélectif : les patients des médecins libéraux s’installant dans des zones surmédicalisées ne seraient plus remboursés par la Sécu. Aussitôt, c’est le tollé et la ministre est priée de mettre sa réforme à la poubelle.
A noter tout de même que les pharmaciens n’ont pas la liberté d’installation et que les infirmiers libéraux sont soumis au conventionnement sélectif. Et ça marche …
Après Bachelot, les ministres n’ont pas osé affronter le puissant syndicat des médecins libéraux et les déserts médicaux ont prospéré ; aujourd’hui, plus de 10% des Français n’ont pas de médecins traitants ce qui représente plus de 6 millions de personnes.
Des négociations sont en cours mais il est fort a parier qu’elles n’aboutiront pas sur ce point.
4- le bas salaire des infirmières et aides-soignantes ( ou les mauvaises économies)
En 2012, quand la gauche revient au pouvoir, l’heure est au redressement des comptes : les dépenses de santé sont réduites, surtout celles des hôpitaux publics. Marisol Touraine annonce qu’en 2017 le « trou de la Sécu aura disparu ». Donc Bercy écarte la possibilité d’augmentation des salaires des infirmier-e-s et aides-soignant-e-s au nom des économies.
3 ans après son départ, le Ségur de la santé débloquera plus de 8 milliards d’euros pour les salaires des personnels des hôpitaux. Trop tard ….
On vous l’avait bien dit que gouverner, c’est prévoir !
5- la tarification à l’activité (ou la course à la rentabilité)
Dès 2000, les pouvoirs publics décident de modifier le mode de financement des hôpitaux : on passe de la dotation globale au financement à la pathologie tarifée et c’est Jean-François Mattei , en 2002, qui installe la réforme. Dès lors, les hôpitaux donnent la priorité aux actes les mieux payés c’est la course à la rentabilité au détriment de la qualité des soins. Et même si la plupart des professionnels de santé dénoncent ce type de financement, il perdure encore aujourd‘hui …
6- « Un seul patron à l’hôpital » (ou le pouvoir au directeur)
Nicolas Sarkozy commande à Roselyne Bachelot une loi hospitalière ; ce sera, en 2009, la loi « hôpital, patients, santé, territoires » qui place à la tête de l’hôpital public un directeur administratif, haut fonctionnaire, qui a pour rôle de « serrer les robinets ». Le pouvoir administratif concentre toutes les décisions avec des résultats désastreux, dont le découragement des personnels hospitaliers complètement dépossédés de la moindre initiative.
B- Les conséquences et la situation actuelle
Je ne contenterai de donner quelques titres et sous-titres, suivis ou non de résumés des articles du Monde depuis fin août jusqu’à aujourd’hui pour voir l’évolution de la situation :
– Crise de l’hôpital : la médecine de ville s’organise (14 août).
En Bretagne, quelques médecins libéraux ont accepté de participer au tableau des gardes.
– Les lignes rouges de la concertation avec le ministère à la rentrée (fin août)
L’obligation de garde et la coercition à l’installation provoquent toujours une vive opposition de la médecine de ville.
– Alerte sur la dégradation de la santé périnatale (21 septembre)
– L’automne des grands chantiers dans le secteur de la santé : concertation, budget, convention médicale … 3 échéances importantes jalonnent le calendrier institutionnel (21 septembre)
– Thomas Fatôme, directeur général de l’Assurance-maladie s’apprête à négocier avec les médecins libéraux la nouvelle convention médicale.
– Les médecins spécialistes de moins en moins accessibles : une quarantaine de départements sont sous le seuil critique de 40 professionnels pour 100 000 habitants (28 septembre) Voir carte
– Les principales mesures du budget de la Sécurité Social : le gouvernement d’Elisabeth Borne entend « répondre à l’urgence » dans le secteur du grand âge, de la famille et de la santé (28 septembre)
« Pas d’économie sur l’hôpital », c’est l’engagement martelé par Bercy … (Il était temps !)
– « Dans les déserts médicaux, faire avec les troupes que l’on a ». François Braun, ministre de la santé, détaille la méthode et les ambitions de la « grande concertation » qu’il inaugure le 3 octobre (1er octobre)
– Plus de 10% des Français n’ont pas de médecin traitant. Face à la pénurie de généralistes, qui se renforce année après année, des patients peinent à bénéficier d’un suivi médical adapté à leurs besoins (1er octobre)
– Déserts médicaux : ces personnes qui renoncent à se faire soigner . A l’heure de la « grande concertation » sur la santé, Le Monde donne la parole à ceux qui composent au quotidien sans généraliste ou spécialiste (4 octobre)
– Déserts médicaux : le pari de la responsabilité collective. Pour améliorer l’accès aux soins, les professionnels de santé réfléchissent à se partager différemment les tâches . Mais trouver un accord semble compliqué. (12 octobre)
– Des pharmaciens prennent en charge les « petits maux ». Une cinquantaine d’officines bretonnes participent à une expérimentation pour décharger les cabinets médicaux. (12 octobre)
– « On n’imagine plus un médecin que l’on puisse appeler 7 jours sur 7 ». Pierre, Benoît, Léo et Chloé, une famille de 4 générations de médecins, expliquent comment les transformations de la société ont eu un impact sur leur métier; (30-31 octobre)
– Un virage symbolique dans le partage des tâches ? Le ministre de la santé et le chef de l’Etat veulent donner plus de responsabilités aux infirmiers, aux pharmaciens et à tous les paramédicaux.
– Convention médicale : les négociations vont s’ouvrir. La médecine libérale et l’Assurance-Maladie doivent discuter du contrat qui les liera les cinq prochaines années.
– Pour le CCNE (conseil consultatif national d’éthique), l’hôpital t être réhumanisé. Dans un avis, il appelle à remettre le respect des personnes au cœur du soin. (8 novembre) Commentaire : c’est grave qu’on ait besoin de le dire …
Le même numéro compte deux articles collectifs qui exposent les points de vue sur
– Dans 5 ans, il sera trop tard pour sauver notre système de santé.
– La dégradation de l’hôpital public risque d’aboutir à la disparition de pans entiers d’activités et de savoir-faire. Le collectif inter-hôpitaux s’indigne de la faiblesse des moyens annoncés comme « historiques » pour le projet de loi de financement de la Sécurité Sociale 2013.
Face à une inflation de 6%, les 4,1% de hausse du budget promis reviennent à faire des économies.
– Le baptême du feu de François Braun. Cinq mois après son arrivée avenue de Ségur, le ministre médecin voit les fronts s’ouvrir et les alertes résonner à tous les étages d’un système de santé « à bout de souffle » qu’il s’est engagé à réformer . (interview du 29 novembre)
– Dans les services d’urgence, les « mesures flash » pérennisées pour passer l’hiver. Parmi les mesures de la « boîte à outils » du ministre, prolongées le 22 novembre, la régulation à l’entrée par un appel au 15. (29 novembre) Résultat : réduction de 6% des passages aux urgences.
– Covid 19, grippe, bronchiolite : la triple épidémie qui menace cet hiver. Pour la première fois depuis le début de la pandémie de covid, d’autres virus respiratoires se propagent rapidement, faisant craindre des phénomènes de Co-infection. (30 novembre)
– Grève des médecins libéraux : un « front commun historique ». Engagés dans des négociations avec l’Assurance-maladie, tous les syndicats du métier appellent à fermer les cabinets les 1er et 2 décembre.
(2 décembre)
(la plupart des syndicats de médecins libéraux réclament le doublement des tarifs des consultations, passant de 25 à 50 euros. Les biologistes ont fermé aussi, pour la deuxième fois, protestant contre le « coup de rabot » de 250 millions d’euros par an, alors qu’ils ont fait 8 milliards de bénéfices en 2 ans de covid.)
Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer quelques calculs sordides concernant le prix des consultations chez les médecins libéraux. Prenons un médecin qui reçoit un patient toutes les 10 mn (montre en main, j’ai vérifié), qui travaille 7h/jour, 4 jours/semaine pendant 10 mois de l’année. Le prix de la consultation étant fixé à 25 euros, combien gagne ce médecin par an ? Ne vous donnez pas la peine de calculer, je l’ai fait pour vous. Résultat : 184 800 euros en 10 mois de travail. Et si la consultation passe à 50 euros, doublez la mise, soit 369 600 euros. Maintenant comparez avec votre montant imposable sur votre propre déclaration d’impôt…
– Le budget de la Sécurité sociale adopté grâce à un septième 49.3 (5 décembre)
– Une tribune libre du collectif de plus de 5 000 médecins, soignants et agents hospitaliers présente 4 propositions « pour sauver l’hôpital public ». Son titre : il faut empêcher que l’hôpital public ne redevienne l’hospice du XIXème siècle .(22 décembre)
-Aux urgences, « la période de Noël cristallise les difficultés. » Partout en France, la même inquiétude se fait entendre : celle du manque de bras, alors que la pression épidémique est majeure. (3 décembre)
– L’impact limité de la carte de séjour »talent-professions médicales ». La portée de la mesure prévue dans le projet sur l’immigration laisse dubitatives les associations de praticiens de santé.
(où l’on apprend que 5 000 médecins étrangers exercent pour la plupart dans des déserts médicaux dans des conditions précaires pour un salaire entre 1 200 à 1 400 euros).
En conclusion
La situation n’est pas brillante … et c’est un doux euphémisme. Alors que les médecins libéraux s’arc-boutent sur leurs privilèges (pas de garde le soir et le week-end, liberté totale d’installation), le service public hospitalier manque de tout : manque de médecins, d’infirmières, d’aides-soignantes, budgets rabotés depuis des années, économies sur tout, même sur le matériel le plus simple, fermetures de lits faute de personnel en plein pandémie … et ça continue !
Toutes les réformes faites depuis les années 70, que ce soit par les gouvernements de droite ou de gauche aboutissent à une catastrophe (catastrophe annoncée par certains qui ont été pris pour des Cassandre). Notre système de santé, autrefois envié par les autres pays, ressort exsangue de 50 ans d’économies forcées.
Et nous ne sommes pas au bout de nos peines : pour terminer sur une note d’optimisme, voici ce que déclare la Drees (le service statistique des ministères sociaux) : « dans ces conditions, le nombre de médecins rapporté aux besoins croissants de la population française ne retrouverait son niveau de 2021 qu’à l’horizon 2035, et seulement en 2050 pour les pharmaciens ». En attendant, nous avons droit à des bricolages divers et variés pour faire patienter la populace. Je n’ai pas parlé volontairement des cliniques privées qui, elles, s’enrichissent outrageusement pendant que le service public se meurt. Je n’ai pas parlé non plus des laboratoires pharmaceutiques, ni des laboratoires d’analyses, ni en général, du secteur privé. Il va bien, merci pour lui.
Monique Morisse, le 5 janvier 2023
Dernière minute : le ministre de la santé a déclaré à la radio ce matin qu’une revalorisation de la consultation médicale était envisageable mais pas jusqu’à 50 euros. A suivre …