XVIIème Rencontre de Martel
Compte-rendu de la conférence-débat
tenue le 14 avril 2012 au palais de la Raymondie de Martel
Le désordre néolibéral :
pas de pitié pour les gueux
Marc Foltz, président de la section Martel-Haut-Quercy, introduit la séance en la dédiant à notre camarade et ami Jacques Rabit décédé le 20 mars dernier à la suite d’un accident cardiaque. Trésorier de la section, il en était surtout un membre éminent par son dynamisme et sa grande culture politique.
Et annonce le titre de la conférence :
Le désordre libéral :
pas de pitié pour les gueux[1]
Marc présente ensuite les personnes présentes à la tribune.
En premier lieu, deux « témoins locaux » :
- Patrice Vidieu, paysan militant de la Confédération Paysanne, un habitué de nos manifestations, il a en particulier contribué l’année dernière à la conférence sur le thème « Que faire avec une seule Terre ? » avec Geneviève Azam[2].
- Laurent Cougnoux, directeur et rédacteur en chef du précieux « Lot en Action ».
Slim Lassoued, président de la section LDH de Cahors, qui aura pour mission de présenter en fin de séance une synthèse des interventions.
Enfin, le conférencier Serge Halimi, directeur du Monde Diplomatique (le Diplo).
Serge Halimi est docteur en Sciences Politiques de l’université de Berkeley (dans la baie de San Francisco). Il a été de 1994 à 2000 professeur associé à l’université Paris VIII.
Entré comme journaliste au Diplo en 1992, il en est devenu le directeur en 2008. Il est également membre d’Attac et de l’Acrimed (Action Critique Media, une association qui s’est donné pour but de dénoncer les dérives de trop nombreux journalistes).
Serge Halimi est également connu pour d’importants essais :
o en 1997, il se fait connaître du grand public par la publication de son livre » Les nouveaux chiens de garde », clin d’œil à Paul NIZAN qui avait écrit en 1932 » Les chiens de garde » pour dénoncer les philosophes et les écrivains qui, sous couvert de neutralité intellectuelle, s’imposaient en gardiens de l’ordre établi. Le sujet de Serge Halimi est de décrire les liens entre journalistes et hommes politiques soulignant qu’un petit groupe d’« intervenants permanents » façonne l’opinion. Est-il besoin de souligner que » les chiens de garde » n’ont pas accueilli l’ouvrage avec enthousiasme ? Un exemple, Alain Duhamel parle alors d’un livre « archaïque ». Quoi qu’il en soit, le livre est un grand succès de librairie : 220 000 exemplaires vendus et une nouvelle version est éditée en 2005.
o en 2000:
o publication avec Dominique Vidal du livre » L’Opinion, ça se travaille « dans lequel les auteurs expliquent comment les médias, bien que n’ayant pas d’informations sérieuses, ont pris position en faveur des guerres menées par l’OTAN et notamment au Kosovo.
o toujours en 2000, publication de » Quand la gauche essayait « . Il s’agit d’une analyse des réussites et des échecs des gouvernements de gauche depuis 1924.
o en 2004
Nous arrivons au « Grand bond en arrière » Vous aurez reconnu là le deuxième clin d’œil, chinois cette fois. Ce livre décrit l’essor de l’idéologie libérale et explique comment les politiques conservateurs, américains avec Reagan et anglais avec Margaret Thatcher se sont appropriés ces idées qui, appliquées, ont abouti
o à un creusement fantastique des inégalités de revenus
o au bradage des biens publics par leurs privatisations
o à la casse de la solidarité collective
o et enfin … à d’incroyables échecs économiques
mais c’est là le sujet de la conférence.
Signalons seulement qu’une réédition largement mise à jour de ce « Grand Bond en Arrière » est impatiemment attendue.
Le texte qui suit est un compte-rendu subjectif de la conférence. Les notes de bas de page signées jcb sont de la seule responsabilité de … jcb. Le privilège du rédacteur.
Serge Halimi prend ensuite la parole
Les élections approchent : les médias de droite se déchaînent pour tenter d’infléchir le scrutin en essayant d’affoler[3] la population (de leurs lecteurs). En bonne place la chronique d’Yves de Kerdrel dans le Figaro du 9 avril qui révèle « l’agenda surprise qui attend François Hollande ». Les acteurs principaux du scénario sont en fait les « Marchés[4] » et leurs agents (les agences de notation).
Peu de surprise à vrai dire de la part du Figaro car le chroniqueur nous prédit l’apocalypse qui suivrait l’accès au pouvoir du pourtant peu angoissant François Hollande : l’agence Moody’s attaque en premier et alerte les « Marchés », dès l’arrivée du nouveau président à l’Élysée, la Bourse de Paris s’effondre, etc, etc , bref, une suite de catastrophes que ne manquerait pas de produire la moindre offense faite aux « Marchés ».
Trente ans de marche forcée vers la mondialisation
Ces « Marchés » nous sont présentés depuis trente[5] ans comme une force de la nature (de la Nature ?) à laquelle il serait inconvenant que les politiques s’opposent. Certes, depuis la crise (celle de 2008), ces « Marchés » ont dû demander aux États de les renflouer, en clair de socialiser les pertes, alors que ces mêmes politiques avaient les années précédentes privatisé à tout va ce qui rapportait, en particulier les banques. En déliant de plus celles-ci de toute contrainte[6] élémentaire de sécurité.
Ces dernières années sont en quelque sorte un résumé de ce « Grand Bond en Arrière » avec
o la libération de la finance
o la prédation accrue de celle-ci
o l’enchaînement des politiques aux exigences des financiers qui n’hésitent pas à se prétendre incontournables.
Cet accroissement des pouvoirs du grand capital devenu grand ordonnateur omnipotent du monde lui donne un puissant argument de chantage : nous avons la maîtrise de tout, nous ruiner serait vous ruiner, etc. Ce changement de paradigme se traduit aussi par la plus grande régression depuis trente ans de nos conditions de vie : un siècle de progrès économique et social mis à la poubelle.
Et les choses empirent. Après avoir abdiqué de leurs prérogatives au profit des banquiers, les États s’emploient à accompagner la montée des inégalités sociales, résultat de la montée des profits de la sphère privée, en assurant qu’il n’y a pas d’autres[7] solutions, que le destin (le Destin ?) est implacable.
En fait ce nouveau capitalisme est le résultat d’une politique précise, patiemment mise au point avec des intentions précises, au service d’une classe précise. Et il n’est en aucune façon le résultat du hasard, de la fatalité, comme on aimerait nous le faire croire pour nous dissuader de lui opposer une quelconque résistance.
Cette mise en place par les politiques, les décideurs économiques, une certaine intelligentsia, les médias, … d’une mondialisation bien huilée permet aux 1226 milliardaires en dollars d’accumuler une richesse de 4 600 milliards de dollars, presque égale à celle du Japon, le double de celle de la France, elle permet à 0.2 % de la population mondiale de contrôler la moitié de la capitalisation boursière mondiale. Cette inégalité radicale dans la population se traduit par des effets qui donnent froid dans le dos dans ce XXIéme siècle. Par exemple, selon l’OMS, l’espérance de vie d’un enfant pauvre de Glasgow est de 28 ans inférieure à celle d’un enfant né dans les beaux quartiers du même Glasgow, elle est même inférieure à celle de la moyenne des enfants du Bangladesh !
Tout cela est le produit d’une volonté politique, et n’a rien à voir avec une quelconque fatalité. Et Chirac nous amusait en disant « les arbres naissent, vivent et meurent, les plantes … et les entreprises aussi» pour « justifier » la fermeture de Vilvoorde par Renault qui était encore à l’époque largement sous contrôle du gouvernement : « c’est la vie ! » disait-il.
Ces années de néolibéralisme voient l’amputation progressive de l’état social construit pendant des décennies de transitions politiques et de luttes des travailleurs sur trois piliers attaqués simultanément :
o la protection sociale : les régimes de retraite, le traitement du chômage, les soins de santé subissent des coupes de plus en plus sévères.
o les services publics : les grands groupes nationalisés souvent mis en place dans la lignée du programme du Conseil National de la Résistance sont charcutés au nom de la modernisation, scindés entre les activités les plus rentables qui sont bradées au privé, comme les autoroutes, et les autres… qui n’intéressent que les gueux et qui peuvent être vidées petit à petit de leurs moyens.
o les politiques de soutien au travail sont petit à petit sacrifiées au combat contre l’inflation[8]
Quelques autres exemples de déconstruction de l’état social
Les augmentations de salaires qui avaient accompagné les « Trente Glorieuses » sont maintenant quasiment bloquées … et remplacées par une incitation à l’endettement. Il faut bien que le peuple consomme … et verse des intérêts[9].
La fiscalité est régulièrement revue à la baisse pour les nantis (baisse du taux marginal, niches fiscales, etc), la TVA par contre qui frappe relativement plus les pauvres est relevée, ce qui contribue à augmenter la disparité des revenus.
Les frais de scolarité, en particulier dans les universités[10], sont, eux, en forte croissance, ce qui amène les étudiants à s’endetter lourdement. Il pourrait en résulter aux USA une nouvelle bulle dont l’éclatement est redouté, il en résulte déjà un enchaînement des futurs cadres au système, et une certaine docilité devant les créanciers et les employeurs…
Des dénis de démocratie
Dans un état démocratique, des décisions aussi importantes que confier une chaîne nationale de grande audience comme TF1 à un grand groupe privé ou la mise en cause d’un service comme la Poste ont été prises sans consultation, voire au mépris d’engagements proclamés solennellement, par exemple par Sarkozy pour GDF. Nos politiques n’ont pas le monopole de ces oublis puisque le pouvoir social-démocrate néo-zélandais[11] n’a pas hésité à livrer ses forêts aux exploitants US et Japonais (pas connus pour leur respect de la Nature chez les autres) contre l’avis de 79 % de la population.
Que dire du mépris du rejet par referendum en 2005 d’un traité européen par les peuples néerlandais et français quand sa copie conforme est promulguée, sans referendum[12] cette fois, quelques temps après par les mêmes gouvernements ?
Ou encore des promesses non tenues, comme la baisse des prix que devait provoquer « mécaniquement » le passage du franc à l’euro par la simple ouverture de la concurrence, ou le « théorème[13] d’Helmut Schmidt » tant invoqué jadis par Giscard. De toute manière, tout dysfonctionnement du système néolibéral est analysé par nos docteurs à la Molière comme une preuve de la pertinence de leurs principes (les réformes ne sont pas allées suffisamment loin et il faut persévérer, voire redoubler d’énergie, dans cette politique). Et la potion magique est toujours la même : plus de libéralisme et moins de solidarités. En fait, il ne reste plus grand-chose du politique, tout au moins pour protéger le peuple contre les appétits des capitalistes, nous sommes loin du « la politique de la France ne se fait pas à la corbeille » lancé par de Gaulle en 1966.
Il ne reste plus rien du politique lorsque, selon Frédéric Lordon (un peu provocateur), les gouvernants ont mis en place les trois outils que demandent les « Marchés » :
o la concurrence généralisée, i.e. la déréglementation des services et des biens
o la libre circulation des capitaux et la libéralisation financière
o la monnaie unique (pour la zone euro)
En possession de ces moyens, les « Marchés » s’occupent de tout, le pouvoir régalien se limitant à la politique résiduelle, comme la fixation de « la taille des serpillières ».
La mise en place du néolibéralisme
L’État a joué un rôle fondamental[14] dans ce processus, après des décennies de keynésianisme. Pour prendre l’exemple du « Grand Timonier » (et rester ainsi sur la Chine) Ronald Reagan, celui-ci n’a pas hésité dès 1981[15] à utiliser les rouages de l’État pour affronter les forces syndicales[16] en révoquant 11 000 contrôleurs aériens grévistes.
Pour s’attaquer aux impôts directs dont le taux marginal (i.e. le taux de prélèvement sur la dernière tranche) va passer sous ses présidences de 70 % à 28 %[17].
Pour geler le niveau du salaire minimal[18].
La mise au pas des syndicats est indispensable pour assurer un transfert optimal de la richesse du travail vers le capital, du salaire vers les dividendes. Margaret Thatcher a elle aussi porté toute son attention à la réduction du pouvoir syndical, pas moins de cinq lois en huit ans, on se rappelle également la grève des mineurs qui ont résisté une année entière (1984-1985) à la fermeture des puits, en vain.
Les deux autres mesures vont clairement dans le même sens, elles permettent également de rétablir la hiérarchie des revenus qui prévalait avant 1929 tout en affaiblissant l’État. Qui va devoir lui aussi emprunter auprès des banques, s’endetter, se mettre ainsi à la merci des agences de notation…
C’est depuis l’État que les néolibéraux vont aussi se lancer dans une recomposition de la société en favorisant l’accès à la propriété, un petit propriétaire peut-il ne pas être conservateur ? et un garant de l’ordre établi ? Ce peut être utile, et on se demande pourquoi ce souci, si cet ordre est le seul désormais possible ! Et tant pis si les plus pauvres vont être pris dans les « subprimes » (cf. note 9) et jetés par millions[19] à la rue.
Fallait-il douter de l’attractivité de la société promise pour prendre autant de précautions !
La mondialisation a-t-elle été une bonne chose ?
Ça dépend pour qui !…
Pour le capital, tout va bien merci. Les profits sont en hausse, entière liberté est donnée aux investisseurs de mettre en concurrence les États sur les niveaux d’imposition des revenus, sur les impératifs de protection sociale et environnementale[20], etc, en exerçant si nécessaire des chantages aux délocalisations. Le capitalisme se doit de bouger en permanence, de demander toujours plus, le capitalisme n’est pas un système stable et sa survie implique aussi une forte action idéologique sur la société qui doit continuer à accepter cette fuite en avant. Le système doit nous persuader que les choses deviennent de plus en plus compliquées, hors du champ de nos compétences, que nous devons faire confiance aux spécialistes. Qu’il est inconvenant de contester les privatisations alors que celles-ci dépossèdent la population de leurs « biens communs ».
Des termes, et des concepts, comme classes, exploitation, domination, plus-value, rapports de production, inégalités des droits à la santé, à la culture, etc doivent être mis au rayon des vieilles lunes. D’autres comme mondialisation, flexibilité, crise, employabilité, responsabilisation, etc sont par contre martelés à l’envi : ce que Pierre Bourdieu appelait la « politique de dépolitisation ».
Des années 30 aux années 70, après l’enclenchement de la Grande Crise, les politiques, les intellectuels, les journalistes s’attachaient à bannir les idées de libéralisme, de capitalisme de marché qui avaient fait la preuve de leur faillite dans le krach de 29. L’heure était alors à l’économie mixte dans laquelle un État fort est capable de tenir tête à l’argent fort, est capable d’encadrer l’économie pour le bien-être de la nation, et de la bourgeoisie entrepreneuriale locale. Le mouvement social, en particulier syndical, a pu imposer en 36, à la Libération, en 68, des avancées sociales majeures (limitation de temps de travail, congés payés, Sécurité Sociale, augmentation de salaires et leur indexation sur les prix, etc). Le niveau de vie augmentait, les écarts de revenu diminuaient, la « pensée unique » d’alors était dans le keynésianisme. C’est dans cet esprit qu’ont été créés (dans la foulée des accords de Bretton Woods) le FMI et la Banque Mondiale, ceux-là même qui avec l’OMC maintenant « gérent » le libéralisme, ont dépecé sans état d’âme par exemple l’Argentine, et ont encore de gros appétits. Faut-il rappeler que la dotation reçue par la France dans le cadre du plan Marshall a été largement utilisée (à 43 % !) pour (re)créer[21] des services publics puissants, même hégémoniques, comme EDF, la SNCF et les Charbonnages de France ? Aux USA, le taux marginal de l’impôt est monté hors guerre à 91 %, avec Eisenhower. Nixon[22], autre conservateur, revalorisait le salaire minimum, indexait les retraites sur l’inflation, instituait les Clean Air Act et Clean Water Act (lois environnementales de protection de l’air et de l’eau, au grand dam des industriels).
Bref, de 1930 à 1971, le monde (occidental) s’enrichissait[23] , s’améliorait pour les petits, et…
« Ça a fini par finir »
et le Grand Bond en Arrière a commencé : le néolibéralisme se met en place.
Comment le néolibéralisme a-t-il pu ainsi s’imposer ?
Grâce à la crise ?
Certes nous avons connu la crise pétrolière de 1973 ! mais l’issue d’une crise n’est pas écrite, sa traduction politique peut être très différente selon les pays. La Grande Guerre a donné en France le Bloc National, a entraîné la chute de l’Empire Germanique, et la victoire du bolchevisme. La crise de 29 a apporté le nazisme, le New Deal et le Front Populaire, celle de 1979 Reagan et Mitterand. Il n’y a pas de fatalité à l’issue d’une crise, mais là, le fruit était mûr, et la patiente préparation idéologique des disciples de Hayek allait déboucher sur une autre société.
En guise de transition vers cette seconde explication par l’idéologie, rappelez vous cette émission « Vivre la crise ! », initiée dans le service public par le quotidien Libération, dans laquelle Christine Ockrent, Laurent Joffrin, Serge July et, en vedette, Yves Montand, se félicitaient de l’arrivée de la crise qui allait permettre l’entrée d’une France enfin adulte dans l’avenir radieux de la modernisation. Cette émission de « pédagogie de la crise », ou encore de propagande de la contre-révolution libérale, a eu un impact considérable.
Comment le néolibéralisme a-t-il pu ainsi s’imposer ?
Grâce à une action psychologique de longue haleine ?
Gramsci[24] (mort en 1937) avait indiqué la voie en montrant comment la bourgeoisie, en imposant son hégémonie culturelle[25], avait pu asseoir son pouvoir sur le prolétariat et ainsi différer la révolution. Là, il fallait que les néolibéraux et leurs petits soldats les communicants présentent une explication plausible de la crise et un ensemble de solutions qui apparaissent incontournables.
L’explication : la machine économique est en panne car les entrepreneurs sont asphyxiés par l’État, ses impôts, ses taxes, ses lois, ses règlements, ce que Hayek appelait en 1944 la « route de la servitude ». Et les entrepreneurs sont tellement découragés qu’ils ne créent plus, qu’ils abandonnent la partie.
La solution : la libération de toute contrainte, de tout règlement, la liberté quoi, enfin ! Il faut, pour reprendre les termes de Ronald Reagan, mettre en route la « magie du marché » (en fait remettre en route cette « magie » qui avait amené à la crise de 1929, mais chut !).
Et en prime, de vieilles recettes, par exemple pour alléger, voire supprimer, les aides sociales aux pauvres, les trouvailles des libéraux de XVIII[26] et XIXème siècle auxquelles ils parviennent à donner un air neuf. De même, pour les retraites : si un homme jeune sait qu’il ne peut pas compter sur le système pour assurer ses vieux jours, il se mettra à économiser, et voilà les retraites par capitalisation vendues[27].
Ces recettes néolibérales ont en fait déjà été testées dans le Chili de Pinochet après 1973 : une dictature militaire, des forces de gauche éliminées ou exilées, les Chicago boys de Milton Friedman pouvaient venir faire leurs travaux pratiques in vivo, sur cible réelle, à Santiago.
L’inflation a été beaucoup invoquée dans le processus de mise en place du carcan néolibéral. Longtemps utilisée pour résoudre les problèmes, de dettes notamment, au point d’avoir été vue comme « créatrice », l’inflation est devenue l’obsession de la BCE, certainement dans le souvenir des timbres de un milliard de marks de la République de Weimar, elle sera un argument de poids pour les restrictions budgétaires, les coupes sombres dans les programmes sociaux, etc.
Tout est bon pour asseoir la nouvelle idéologie.
Une tradition américaine est le mécénat, ce mécénat, qui pour certains donateurs dépasse le montant des prélèvements fiscaux, peut être un puissant outil aux mains des libéraux. Il constitue une source de financement essentiel pour les universités : pourquoi dès lors subventionner des unités dans lesquelles les idées libérales sont systématiquement contrées ou dénigrées ? On peut même clamer que le privé est tout aussi capable que le public de gérer des dossiers importants. Pour le moins[28] …
De même la maîtrise de la communication, qui peut être si utile dans la diffusion plus ou moins subtile des idées néolibérales. Celle-ci va de l’envahissement de la publicité au choix des programmes. Sur les 300 plus grandes fortunes mondiales, 10 sont « françaises », parmi lesquelles 6 sont fortement impliquées dans les médias[29], presse papier et audiovisuel confondus.
Grâce aux actions volontaristes convergentes des think tanks, des organisations internationales comme le FMI, de nombre d’intellectuels, des médias, les idées néolibérales sont quasiment devenues naturelles, relevant du simple pragmatisme : quel chemin parcouru en guère plus qu’une génération !
Comment le néolibéralisme a-t-il pu ainsi s’imposer ?
Une explication politique ?
Les forces de gauche, dont les syndicats, qui avaient beaucoup œuvré dans la construction de l’État-Providence, auraient pu ou dû entraver la marche triomphale des néolibéraux vers leur idéal mais ces forces se sont progressivement éloignées des couches populaires, quand elles n’ont pas épousé la doxa libérale, de manière assumée comme avec le New Labour de Tony Blair ou (plus ou moins) contraintes et forcées comme en France en 1983. Aux États-Unis, on raille les intellectuels de la côte est, les bureaucrates de Washington, tous ces gens qui se nourrissent de l’impôt, etc. En France, la droite se plaît à souligner que les années Jospin ont connu des privatisations massives, même si elles ont été largement prolongées par la suite. Partout, la grogne des classes populaires et de la classe moyenne en cours de paupérisation est détournée vers des boucs émissaires[30] commodes comme les étrangers, les immigrés, les fraudeurs, les juges trop laxistes, les artistes, les athées, la décadence morale, etc. Alors que le blocage des salaires, le chômage, les temps partiels, etc sont largement imputables à la mise en coupe réglée de la société.
Ces trois explications se conjuguent, toujours est il que les rêves les plus fous des néolibéraux sont en passe d’être réalisés et qu’une nouvelle chasse aux derniers « privilèges » (des salariés) est sur les rails. En effet, la crise de 2008, pourtant largement imputables aux dérives du capitalisme financier, aux cadeaux fiscaux que les nantis se sont attribués, est utilisée par les zélateurs des « Marchés ». Ceux-ci parviennent à retourner la crise contre ses principales victimes, nous, à travers la « crise de la dette ». La « règle d’or » directement issue des cerveaux néolibéraux en est (sera ?) le nouveau vecteur qui permettra de parfaire le désossage de l’état social.
Bref compte-rendu du débat
Sur une question de Laurent Cougnoux, Serge Halimi revient sur le rôle des journalistes dans la société, entre dénonciation et proposition. Il revient également sur certaines évolutions récentes dans le domaine de l’information.
En positif, l’incidence d’internet dans le débat politique, par exemple dans le déroulement des campagnes des referendums européens de 1992 (Maastricht), avant internet, et 2005 (traité constitutionnel[31]), avec un foisonnement de contributions[32] sur la toile.
En négatif, l’incidence du même internet, car en temps ordinaire les sites les plus visités sont issus de médias grand public pas connus pour leurs prises de position progressistes.
En négatif encore
o la réduction drastique des pouvoirs des rédacteurs de journaux d’opinion, du Figaro depuis longtemps, et plus récemment du Monde et de Libération
o l’habitude de trouver une information dans les gratuits et sur internet, ce qui risque à terme de mettre à mal le métier de journaliste, d’investigation en particulier.
Patrice Vidieu et Serge Halimi sont d’accord pour dénoncer l’application des doctrines néolibérales à la nourriture des hommes, à l’égal des abstractions financières dont les financiers sont si friands. Comment justifier que des récoltes soient introduites sur les « Marchés » des années avant leur ensemencement, dans le seul but de les lancer dans une spirale spéculative qui les rendront inaccessibles au milliard d’habitants de notre planète qui souffrent de malnutrition !
Cette conférence avait lieu la semaine avant le premier tour des présidentielles 2012, la conversation est évidemment arrivée sur ce thème. « L’audace ou l’enlisement », Serge Halimi reprend les questions formulées dans son éditorial du Diplo d’avril 2012 : quelle voie prendra (pourra prendre) le candidat socialiste s’il vient à bout de Sarkozy le 6 mai prochain ? Nul n’est besoin de M. de Kerdrel pour imaginer que les « Marchés » seront en alerte. Les conditions semblent a priori plus délicates que celles auxquelles a été confronté Lionel Jospin en 1995 (en cohabitation favorable avec Jacques Chirac). Une majorité de pays européens est maintenant dirigée par une droite plus ou moins musclée, les « Marchés » ont gagné arrogance et pouvoir mais une conduite audacieuse pourrait se révéler payante : la France après tout est encore dans le champ européen un acteur majeur et une action résolue[33] de sa part contre les diktats des BCE, FMI et autres outils de la mondialisation pourrait rencontrer des leaders européens de droite, comme Mariano Rajoy. Certains d’entre eux, comme de nombreux économistes raisonnables ou « repentis » (comme Joseph Stiglitz) ne peuvent qu’aller dans le sens d’un réaménagement substantiel de la politique monétaire en Europe et mettre un point d’arrêt aux purges façon FMI qui de notoriété publique n’ont eu comme effet d’aggraver les situations.
Et surtout, souvenez-vous, les conquêtes du Front Populaire ont été acquises grâce aux mouvements populaires qui ont suivi les élections de 1936 :
à nous d’agir !
Pour ceux qui sont parvenus au bout de ce compte-rendu, un petit cadeau …
… un petit plaisir, et un peu de nostalgie, que s’offre le rédacteur. Les allergiques à la langue de George Orwell trouveront bien une personne qui les aidera à déguster ce morceau d’anthologie dû à de vilains « lefties » au début des années 80. Cet homme Ronald Reagan ancien acteur a joué son meilleur rôle dans le passage à la pratique des rêves de Friedrich (von) Hayek : la société libérale dans laquelle le capital pourra donner toute la mesure de son génie sans être bridé par les politiques utopiques, les fonctionnaires et autres fainéants assistés…
[1] Cette phrase est inspirée de l’ouvrage de Laurent Cordonnier « Pas de pitié pour les gueux » , Raisons d’Agir, Paris ,2000.
[2] Voir le compte-rendu sur le blog de la LDH Midi-Pyrénées http://ldh-midi-pyrenees.org/ en allant sur la section Martel-Souillac
[3] Les chars soviétiques annoncés sur les Champs-Élysées en mai 81 ne sont plus disponibles (jcb).
[4] Dans la suite de ce texte, le terme marchés sera mis entre guillemets et avec une majuscule. C’est bien le moins pour ce monstre tutélaire qui pense, nous observe, nous menace, etc. Il s’agit des marchés de produits et des marchés financiers.jcb
[5] C’est évidemment plus vieux que cela mais ces trente ans correspondent à l’arrivée en force dans l’air du temps du néolibéralisme, derrière l’arrogance des Thatcher et autres Reagan.
[6] Voir par exemple aux États-Unis l’abrogation (par Clinton en 1999) du Glass-Steagall Act qui, en 1933, à la suite de l’autre grande crise (1929), avait imposé la séparation entre banque de dépôt (la nôtre) et banque d’investissement (nécessairement spéculative ?).
[7] le rédacteur ne peut s’empêcher de rabâcher le fameux TINA (There Is No Alternative) de Margaret Thatcher. Á quand le retour d’un des grands mythes de l’humanité d’un monstre sanguinaire qui exige sa ration annuelle de sacrifiés, des jeunes gens de préférence ? Des pauvres pourraient suffire maintenant. jcb
[8] ah l’inflation ! Invoquée pour limiter les hausses de salaire, des petits salaires ! Les petits sont si nombreux. Quant aux très hauts salaires…
En tout cas, on nous dit que cette lutte contre l’inflation est l’occupation majeure de la BCE.
[9] le summum (provisoire) de ce substitut au fordisme (Ford payait bien ses ouvriers pour qu’ils achètent ses voitures) est dans les «subprimes » : avec un cynisme assumé, les banquiers enfermaient les Américains pauvres dans une spirale de l’endettement dans l’espoir de revendre, avec profit, les maisons construites grâce à leurs prêts. L’effondrement du marché de l’immobilier a gâté la fête, pour certaines banques. D’autres, Dieu merci, ont reçu de Bush et d’Obama l’argent (bail out) des contribuables et se portent très bien à présent, merci.
[10] 50 000 dollars annuels pour Harvard (en France, HEC n’en est qu’à 12 000 euros).
[11] dès 1984, ce pays a troqué son légendaire état-providence contre un état pur-libéral, sous la direction du travailliste Roger Douglas voir
http://www.monde-diplomatique.fr/1997/04/HALIMI/8115
[12] à notre connaissance, il n’y a que les Islandais pour répondre non à deux referendums successifs sur la même question. Nos gouvernants n’ont pas pris ce risque.jcb
[13] « Les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain. »
[14] L’ « État » ne doit pas être une créature aussi raffinée que les « Marchés » puisqu’il s’est amputé lui-même de la plupart de ses attributs (sauf par exemple le renflouement des banques en faillite, la mise au pas des « états voyous », etc) jcb
[15] élu en novembre de l’année bissextile 1980, il a pris ses fonctions en janvier 1981.
[16] Hayek, le cerveau de la contre-révolution libérale, voulait en 1947 « terroriser les syndicats », moins fun que le fameux « terroriser les terroristes » .jcb
[17] ce taux est en France, au 14 avril 2012, de 40 %. En 2011, le tripatouillage fiscal aux USA était tel que le supermilliardaire Warren Buffett était imposé à 17,4 %, et sa secrétaire … à 36 % !
[18] jusqu’en 1990. Il est fixé actuellement à $7.25, soit moins de 6 € (de l’heure quand même !)
[19] n’ayez crainte, l’État veille et a été doté de moyens adéquats, quelle différence voyez vous entre un contestataire et un terroriste ? Et grâce au 11 septembre, un bon arsenal a été élaboré pour combattre le terrorisme. jcb
[20] voir l’ « impayable » Gary Becker, prix « Nobel d’économie » 1992 et libéral en diable : « Le droit au travail et la protection de l’environnement sont devenus excessifs dans la plupart des pays développés. Le libre-échange va réprimer certains de ces excès en obligeant chacun à rester concurrentiel »
[21] alors que la réduction des services publics est actuellement un préalable à l’obtention du moindre prêt de ces institutions.
[22] au point qu’on lui pardonnerait le Watergate ! Pour information, G. W. Bush (et Dick Cheney-Halliburton) s’est empressé de revenir sur ces lois, gaz de schiste (entre autres) oblige. jcb
[23] un peu aussi grâce au pillage du Tiers Monde
[24] communiste italien dont la pensée a été (hélas) très utile à la droite et à l’extrême-droite.
[25] est-il besoin de rappeler l’ouvrage de Serge Halimi « Les Nouveaux Chiens de Garde » et le film éponyme récent qui en a été tiré.
[26] par exemple le bon Benjamin Franklin : « cesser d’aider les pauvres est le meilleur moyen de leur donner envie de travailler et de devenir riche ». Un autre penseur libéral, français lui, Benjamin Constant, n’est pas mal non plus sur ce registre.
[27] ces têtes de mule de Français ne sont pas vraiment séduits. Pour les Anglais, entre autres, demandez leur ce qu’ils en pensent.
[28] Voir aux US les libertariens.
[29] Voir « Les nouveaux chiens de garde », Raison d’Agir, Paris, 2005, page 55
[30] toute ressemblance avec des personnages connus seraient ….
[31] voir en particulier l’impact du maintenant contreversé Etienne Chouard. jcb
[32] souvent très critique. Y aurait-il un rapport avec les résultats ?
[33] orages en vue sur la gent néolibérale ? Depuis la conférence, nos « volcaniques » amis Islandais ont dit non ( à 59,1 %, le dernier sondage donnait le oui vainqueur à 63,1 %, une habitude !) pour la deuxième fois à la même question : acceptez vous que les fonds publics soient utilisés pour renflouer la banque (privée) Icesave coupable d’une faillite retentissante en 2009 ?
Hors d’Europe, le gouvernement argentin (actuellement Cristina Kirchner) nous fait aussi un grand plaisir en récupérant petit à petit les « biens communs » que le pays avait dû brader sur l’injonction des « sauveurs » (FMI, …) en 2001 (après les présidences contestables des démocrates-chrétiens Menem et de la Rúa). Le dernier épisode est la renationalisation partielle de YMP, l’ancienne compagnie pétrolière nationale que Repsol avait acquis à un bon prix. Voir le film remarquable de Fernando Solanas (2004) « Mémoire d’un saccage »(Memoria del saqueo) et, dernière nouvelle, l’article que Serge Halimi consacre à ce sujet dans le dernier Diplo (mai 2012).