Déclaration de Bernard Cazeneuve, député PS de Cherbourg, lors du débat sur l’identité nationale à l’Assemblée nationale
Monsieur le ministre,
Vous invitez notre assemblée à débattre de la question de l’identité nationale.
Le gouvernement dont vous êtes l’un des ministres les plus zélés, aura au moins réussi
à conduire chacun d’entre nous à sonder le temps long de l’Histoire. Celui dont Fernand
Braudel nous a appris qu’il a forgé le discours que les peuples du monde ont appris à aimer de
la France.
A la manière d’un vieux fleuve, notre pays transporte des alluvions qui sédimentent
une culture avec ses lignes de forces, ses contradictions et ses questions restées sans réponses.
Aujourd’hui vous demandez à la France de vous dire qui elle est. Elle s’apprête à vous
répondre qu’elle a peur de ce que vous êtes en train de faire d’elle-même. Vous exigez de
ceux qui vivent sur son sol qu’ils reconnaissent la République. Mais vous changez à ce point
le visage de la République que chacun peine désormais à se reconnaitre en elle. A force de
synthèses politiques douteuses et de relectures historiques frelatées vous rendez peu à peu la
France nauséeuse.
D’abord Nicolas Sarkozy s’est plu, pendant la campagne présidentielle, à préempter
avec un souci permanent d’auto promotion, à la fois de Gaulle et Jaurès, la république et les
racines chrétiennes de la France, le message universel de la déclaration des droits de l’Homme
et l’appartenance de la France à la civilisation occidentale. A coup de manipulations, il s’est
employé à faire tomber un à un les repères établis par les respirations de l’histoire. Et
beaucoup des valeurs fondatrices de la république ont ainsi été passées au laminoir des
discours du chef de l’État.
Jusqu’à lui, nul républicain ne s’était aventuré à revisiter la laïcité comme une valeur
fondatrice de la République. Car chacun qui avait exercé la plus haute responsabilité de l’État
avait conscience de ce lien intime et indestructible qui liait la laïcité à la République au point
d’en faire un élément essentielle de son identité.
La laïcité fut en effet l’aboutissement d’un combat sans merci qui portait comme une
synthèse l’aspiration le la République à voir se réaliser les trois ambitions de sa devise : la
liberté, l’égalité et la fraternité.
La laïcité désirait que chaque citoyen pût trouver dans l’indifférence de l’éducation à
l’égard des croyances et des religions un chemin pour le libre exercice de sa conscience. Elle
fut ainsi le moyen de conforter au coeur de la République la devise de la liberté. Comme elle
établissait que l’essence même de l’Homme, l’emportait sur toutes les autres appartenances
qui pouvaient le distinguer, elle fut un ressort puissant de l’égalité. Enfin, comme dans l’école
de la république, dégagée de toute inféodation aux croyances et à leurs églises, elle
garantissait l’accès de chacun à la connaissance et formait à la tolérance par l’apprentissage
de l’ouverture à l’autre, elle constituait le socle solide de la fraternité.
Mais sans doute la laïcité était elle trop encombrante pour résister à l’obsession de
rupture qui semble guider chacun des pas de ce gouvernement et de l’inspirateur de sa
politique. Sur ce sujet grave, la parole du président de la république, portée au coeur de la
basilique Saint jean de Latran, il y a quelques mois, justifie toute la rigueur d’analyse que l’on
pourrait devoir à l’encyclique d’un pape.
En quelques mots, l’héritage laïque de la France se trouve bradé, au coeur d’un lieu de
culte, où la jubilation de se voir consacrer chanoine d’honneur de la basilique Saint Jean de
Latran autorise le chef de l’État à sonder la laïcité avec les arguments d’un pape ultramontain.
En accusant la laïcité de couper la France de ses racines chrétiennes, il réintroduit la religion
au coeur du discours politique et va jusqu’à consacrer la supériorité du prédicateur qui
évangélise sur celle de l’instituteur qui éduque. « dans la transmission des valeurs et de la
différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le prêtre ou le
pasteur (…) parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme
d’un engagement porté par l’espérance.»
Comment ne pas rapprocher ce propos de celui tenu par Jean Jaures à Castres, en
juillet 1904 qui disait, parlant de la laïcité : « ainsi se dissiperont les préjugés, ainsi
s’apaiseront les fanatismes…Et la conscience de tous ratifiera les lois nécessaires et
bienfaisantes dont l’effet prochain sera de rassembler dans les écoles laïques, dans les écoles
de la république et de la nation, tous les fils de la république, tous les citoyens de la
nation ….» .
Quoi de plus fort que la juxtaposition de ces deux paroles pour mesurer l’intensité du
divorce entre deux conceptions de la laïcité, et de ce fait de la République.
La rupture est ici consommée autant qu’elle est assumée. Elle établit non seulement la
négation de la laïcité comme valeur républicaine intangible, mais relativise l’apport des
Lumières à l’oeuvre d’émancipation des citoyens désireux de recouvrer leurs libertés et leurs
droits contre toutes les formes d’obscurantisme.
En fait, en s’attaquant à la laïcité, sous prétexte de vouloir en inventer une autre, plus
positive, c’est la république qu’on atteint et l’identité de la France qu’on détruit dans ses
fondements les plus intangibles.
On comprend mieux dès lors pourquoi Nicolas Sarkozy, par culture autant que par
conviction, s’emploie à banaliser, dans le concert des nations occidentales, la parole de la
France. Là où celle-ci s’affirmait laïque, il la préfère revendiquant ses racines chrétiennes, là
où elle constituait un refuge, portant une parole singulière dans le monde, il la désire fondue
au sein de l’OTAN, là où son message universel la plaçait comme un pont entre les
civilisations, il théorise le choc des civilisations. Enfin, là où les services publics, dans leur
neutralité, constituaient le patrimoine laïque de ceux qui n’ont rien, votre gouvernement les
détruit un à un, à l’instar de l’éducation nationale, de l’hôpital public, ou encore de la poste,
alors que pour Jaurès, déjà, l’émancipation laïque et la résolution de la question sociale étaient
indissociables l’une de l’autre.
Oubliant que la laïcité porte en elle l’espérance de l’ affranchissement de l’Homme,
par le dépassement de tous les dogmatismes le gouvernement réduit le débat sur l’identité de
la France à celui de notre relation à l’étranger, stigmatisé au haut d’un minaret, avec tous les
égarements nauséabonds que cela autorise. Comment éviter avec un tel discours que la morale
religieuse qui distingue jusqu’à enfermer les êtres dans le communautarisme, ne se substitue
dans chaque conscience à la morale républicaine qui rassemble ? Comment éviter dès lors que
des jeunes, qui cherchent en vain un chemin qui les conduisent vers la citoyenneté ne le
trouvent ailleurs que dans l’école et les institutions de la république au point de se perdre
parfois dans l’extrémisme des fanatismes et des violences sectaires ? Comment expliquer à
ceux qui ne sont pas chrétiens que si le prêtre ou le pasteur sont plus légitimes que l’instituteur
à transmettre les valeurs essentielles ils devront, malgré tout, respecter le maître d’école
comme le firent des générations et des générations d’élèves, de toutes confessions et
nationalités, face à ceux qu’on appelait les hussards noirs de la République?
Par delà la posture, chacun mesurera les risques de dislocation de la République par la
négation de ses racines laïques. Le modèle anglo saxon, communautariste, a montré ses
dangers et ses limites. Si aucun creuset de valeurs partagées ne vient garantir l’indivisibilité
de la République, comme un pacte chaque jour réitéré, les particularismes mineront la
démocratie alors que les cultures qui la traversent auraient pu l’enrichir. C’est pourquoi la
laïcité renvoie à la notion ancienne de peuple formant un tout, à l’idée d’une indivisibilité par
ailleurs inscrite dans notre constitution, à l’unité du peuple français. Cette unité n’est pas un
nivellement ; elle permet à la République laïque, depuis plus d’un siècle, d’accueillir et
d’intégrer en son sein l’ensemble des siens.
La France que nous désirons ardemment n’accepte pas ces discriminations qui
éloignent de l’emploi, ou tout simplement de la vie, une grande partie de ses enfants en raison
de leurs origines ethniques, religieuses ou sociales. La France que nous désirons ardemment
n’a pas peur des musulmans de France, car elle pense la république laïque assez forte pour les
accueillir tous dans le respect de ses valeurs. La France que nous désirons ardemment doit
assurer l’égalité républicaine plutôt que réinventer les népotismes d’ancien régime, elle doit
tendre la main à tous les quartiers de ses villes plutôt que de stigmatiser ses banlieues. Elle
doit tout mettre en oeuvre pour que l’égalité des chances et la méritocratie quittent leur statut
de chimère.
Les immigrés et les plus faibles des français sont les premiers à pâtir des manquements
au contrat social et au pacte républicain. Si l’aggravation de leur condition devait les renvoyer
à leurs seules origines, a leur dénuement, ou pire encore étendre les discriminations qu’ils
peuvent subir, alors le malaise social aujourd’hui perceptible pourrait se muer demain en rage
sociale. Ils ne resteraient plus alors qu’à dire, comme au heures tristes du bonapartisme : « il
est tant que les bons se rassurent et que les méchants tremblent ». Au moins la démonstration
aurait été faite que la sécurité est davantage menacée par l’éclatement de notre modèle social,
que par une immigration que chaque jour vous assignez devant le tribunal de l’opinion
Nicolas Sarkozy s’emploie à changer l’identité de la France. C’est sans doute la raison
pour laquelle il a confié à un ministre qui n’a pas hésité à changer d’identité le soin de
conduire ce débat. Nul n’est dupe de ce qui se joue ici et sur ces thèmes.